« Mais pourquoi tout le monde déteste-t-il les eurocrates ? » s’interroge El Confidential en novembre dernier. Fainéant, déconnecté de la réalité, privilégié, voilà bon nombre de clichés parfois vérifiés mais souvent erronés qui collent à la figure des membres de la ‘EU Bubble’. Qui sont-ils ? D’où viennent-ils ? Quelles sont leurs aspirations ? C’est ce à quoi cette série ‘EU Faces’ va chercher à répondre en donnant la parole à celles et ceux qui refusent souvent de la prendre.
Nous sommes le 2 août 2023, il est 7h30.
Je me réveille encore un peu groggy de la veille après avoir regardé les 4h de ‘Once Upon A Time in America’. Un café, une clope, une douche, je me mets en route pour retrouver Isabelle Pérignon, à cette époque Cheffe de Cabinet adjointe de Didier Reynders, Commissaire à la Justice et aux Consommateurs.1
Lieu du rendez-vous : son bureau au 9ème étage du Berlaymont, véritable sanctuaire du projet européen.
Dès que j’entre dans son antre, je suis tout de suite interpellé par une affiche qui annonce la couleur : “The Future is Female”. Elle me propose un café mais, happés par la discussion, nous nous plongeons dans l’entretien sans autre forme de procès. D’une voix posée, assurée, empreinte d’un charisme certain, Isabelle me détaille les grandes étapes de sa vie. Du sud-ouest de la France aux plus hautes sphères décisionnelles des instances européennes, le chemin est loin d’être linéaire. Elle s’attarde sur les rencontres qui l’ont marquée, que ce soit celle avec son mari sur les bancs de la Fac à Toulouse qui la soutiendra tout au long de son parcours professionnel. Mais aussi celles avec ses amis qui l’ont poussée à passer le barreau, ou encore ses mentors comme Christine Lagarde, alors « International Partner » au sein du cabinet d’avocat d’affaires américain Baker Mckenzie à Paris.
Originaire de Montauban, ville moyenne de 50 000 habitants dans le Tarn et Garonne, Isabelle est destinée à reprendre l’entreprise familiale de négoce fondée juste après à la Révolution française. Coïncidence ou pas, son esprit frondeur lui intime de suivre une tout autre voie, bien éloignée du schéma confortable imaginé pour elle mais éloigné de ses aspirations naissantes et de ses envies d’ailleurs. C’est en ce sens qu’elle commence des études de droit, en cachette, en parallèle de son parcours à l’Ecole Supérieure de Commerce de Toulouse, qui fait pourtant la fierté de ses parents. On peut y voir sa volonté de s’affirmer, de marquer son indépendance mais surtout son désir de lier sa vie professionnelle à la défense d’idéaux et de valeurs qui lui sont essentielles au moyen de la chose juridique.
Isabelle va mener de brillantes études de droit et développer un goût prononcé pour la matière pénale. Cependant, contrainte par des réalités économiques, elle s’oriente vers le droit commercial à Toulouse qui ne la comble guère. Elle qui voulait travailler sur des grands procès de la justice pénale, notamment pour faire avancer les droits des individus, ne trouve pas son bonheur dans une pratique juridique non pas austère mais qui ne la fait pas rêver à ce moment précis de sa vie.
Ces préoccupations en tête, couplées à une envie croissante d’aventures à l’étranger – elle qui n’a jamais voyagé et qui a découvert Paris pour la première fois à l’orée de la vingtaine – l’amènent à passer un concours qui va changer sa vie - au-delà de lui faire perdre son accent du sud-ouest. Seconde lauréate de ce concours, elle remporte la possibilité d’étudier au Collège d’Europe à Bruges (Belgique), en échange d’un engagement à travailler par la suite pour le compte d’un grand cabinet d’avocat américain. Cette année au Collège d’Europe va marquer un tournant puisqu’elle est pour la première fois confrontée à un contexte international. Tous ses compères et conseurs parlent trois voire quatre langues couramment – elle qui ne maîtrise à l’époque que partiellement la langue de Shakespeare ou celle de Goethe – et qui n’ont que pour seul but de devenir fonctionnaire européen ou diplomate (drôle de rêve, je sais). Elle est alors loin de son cercle de socialisation primaire pour lequel Paris représentait une forme d’horizon indépassable où il serait aisé de se noyer dans une foule informe, alors Bruxelles et l’Union européenne n’en parlons même pas. Cependant, dure au mal et pas avare d’efforts notamment pour perfectionner son anglais, elle s’épanouit dans cet environnement qui constitue non pas une porte de sortie mais une destinée professionnelle et personnelle dont elle commence à peine à saisir les contours.
Suite à cette année au Collège d’Europe, elle rejoint Christine Lagarde au sein du cabinet Backer Mckenzie. Cette dernière va jouer un rôle déterminant pour Isabelle en la responsabilisant, en l’encourageant et en jouant un rôle de mentor au quotidien. Christine Lagarde, actuellement présidente de la Banque centrale Européenne, représente le modèle qu’Isabelle va tenter de suivre pendant toute sa carrière. Ainsi, c’est naturellement vers elle qu’Isabelle s’est tournée pour lui demander de lui remettre la légion d’honneur qui va lui être décernée dans les prochains mois. Ce détour dans l’avocature ne va pas l’empêcher de préparer un nouveau concours, elle qui a développé un fort accent européen cette fois pour devenir fonctionnaire européenne. C’est chose faite au tournant du nouveau millénaire. Elle intègre alors la Commission, où elle va certes varier les expériences et les sujets mais sans jamais changer de ligne directrice, celle de se battre pour faire émerger un espace de justice européen qui protège à la fois les citoyens mais aussi les consommateurs.
Elle va notamment travailler sur nombre de grands sujets comme la réforme d’Europol, le programme de lutte contre le financement du terrorisme, la création du parquet européen, mais aussi lors de ses pénultièmes fonctions, à la construction d’une voie qui permette de tenir responsable juridiquement les hauts dignitaires (dont ils n’ont de digne que le nom) accusés de crimes de guerre commis en Ukraine. Elle va également varier les postes en passant par trois cabinets de Commissaire, ainsi qu’occuper diverses fonctions au sein de l’administration européenne. Pendant ce long entretien, Isabelle détaille la vie d’une femme audacieuse, pour qui il était essentiel de mettre sa vie professionnelle au service des valeurs qui lui sont chevillées au corps. Le voyage qu’elle organise à Bruxelles sur un coup de tête pour des habitants du Tarn-et-Garonne, qui avaient tenu des propos particulièrement europhobes ne comprenant pas la plus-value de l’Union européenne, est une belle illustration de ce combat. Isabelle voulait que ce voyage soit l’occasion non pas de bourrer le crâne de potentiels futurs électeurs europhiles, mais de leur donner la possibilité d’acquérir un socle de connaissances suffisantes. Ce dans le but de leur permettre de construire leur propre avis sur l’Union européenne.
Se pose alors la question du prix, du revers de la médaille si tant est qu’il y en ait un. Il est en effet légitime de s’interroger sur l’articulation entre cette vie professionnelle ambitieuse avec celle d’une vie personnelle épanouie.
Cette discussion a été l’objet de la deuxième partie de l’entretien, qui s’est révélée peut-être moins évidente pour Isabelle - non pas en raison du sujet évoqué mais peut être par une forme de pudeur et une volonté de marquer une véritable distinction entre sa vie professionnelle et sa vie personnelle. Cependant, elle assume pleinement que la première a eu un impact certain sur la deuxième ne serait-ce que par l’éloignement qu’elle a provoquée avec son berceau familial, elle qui n’a jamais coupé les liens. Si elle concède également qu’elle n’ait pas vu sa famille autant qu’elle l’aurait voulu, elle insiste sur le fait qu’il est possible d’être ambitieux à la fois professionnellement et personnellement et ce malgré le fait que sa situation est souvent interrogée. Elle a notamment subi de nombreuses remarques expliquant qu’il est impossible pour une femme de faire carrière si elle a un enfant, ce qui l’offusquait grandement dans la mesure où Isabelle est mère de trois enfants et n’a jamais délaissé ce rôle de mère malgré sa carrière. Elle appuie son propos notamment en citant l’exemple de Cécilia Malmström, Commissaire suédoise européenne aux Affaires intérieures au tournant des années 2010 qui répétait qu’avoir des enfants ne doit pas être un obstacle pour accepter telle ou telle position – mère de jeunes jumeaux pendant son mandat européen. Afin de jongler entre les deux, Isabelle a pu compter sur le soutien sans faille de son mari, avec qui elle a eu une communication constante et un partage des tâches familiales équitables, afin de pouvoir mener les deux de front, ce qui devrait aller de soi.
Pour résumer la vision d’Isabelle, il suffit peut-être d’observer son bureau. Il y a d’abord une figurine d’un skieur, qui symbolise son passé de championne de ski et qui incarne sa vision de la compétition comme celle d’une formation accélérée de la vie. Il y a ensuite le fameux poster ‘the future is female’, formulation inspirante pour elle qui souhaite que les femmes, notamment celles de la jeune génération, osent davantage et prennent pleinement leur place dans la société.
Je sors de cet entretien avec une vision totalement différente de ma représentation initiale d’Isabelle. Je m’imaginais surement un peu bêtement qu’elle devait être parisienne, potentiellement bien née, et je n’aurais jamais pu deviner la tournure de son parcours de vie, sa quête perpétuelle pour aider les jeunes générations ou encore sa passion pour le ski. Peut-être est-ce là le but de ces entretiens : montrer la véritable face de ceux qui font l’Union européenne souvent bien éloignée des clichés largement répandus.
Portrait chinois d’Isabelle
Son conseil pour être un jour Chef/Cheffe de Cabinet adjoint d’un Commissaire
Oser ! Dream big !
Sa reco littéraire
Le mage du Kremlin de Giuliano da Empoli
Sa reco série
Le bureau des légendes avec Mathieu Kassovitz
Le film à ne surtout pas voir
Barbie que ses filles lui ont obligé à aller voir.
La prochaine personne que je devrais contacter pour une interview
Christine Lagarde
Poste qu’elle occupa pendant encore quelques mois avant de rejoindre les ‘services’ comme Directrice ‘Consommateurs’ au sein de la Direction Générale Justice et Consommateurs de la Commission Européenne.